Mon dernier article sur le rôle du nerf vague dans l’auto-régulation émotionnelle a suscité pas mal d’intérêt mais aussi quelques critiques. Certains n’ont pas manqué les références à la théorie PolyVagale (TPV) de Stephen Porges, glissant habilement un lien vers un article démontrant soit disant son invalidée scientifique. De là à parler de pseudoscience nous n’en sommes pas loin !
En toute transparence, je ne m’attendais pas à devoir faire face à ce genre de critique de si tôt. Mais qu’à cela ne tienne, entrons dans le vif sujet … il y a de quoi sourire !
La TPV c’est quoi ? (et promis je fais simple)
J’ai beaucoup hésité à aborder les choses de manière scientifique. Cela serait sans doute le plus constructif mais je ne trouve pas cet axe très compréhensible à moins de connaitre la TPV sur le bout des doigts.
Pour résumer très fortement, la TPV propose de reconcevoir le système nerveux autonome des mammifères non pas comme deux branches antogonistes (sympathique vs parasympathique) mais comme un système à trois branches incluant 2 branches parasympathiques. Elle conceptualise l’état autonome comme une plateforme neuronale influençant les réponses comportementales, physiologiques et psychologiques.
Il s’agit d’un modèle intégratif qui met donc l’accent sur la régulation du SNA (système nerveux autonome) par le tronc cérébral. Elle n’exclut en revanche aucunement pas les influences importantes des signaux ascendants, par le biais de l’interoception, ou des influences descendantes, par le biais des souvenirs, des visualisations ou des associations, sur les circuits de régulation physiologique et émotionnelle.
Et je pense que cela est déjà bien assez technique pour l’article du jour.
Loin (très loin même) d’être populaire, la TPV fait notamment écho chez les thérapeutes manuels qui la découvre dans le sens où elle semble apporter une pièce manquante, que le système “stress-détente” du SNA n’avait pas. Elle est utilisée par bon nombre de thérapeutes et psycho-thérapeutes dans la mesure où elle fournit une clé de lecture accessible et élégante aux patients pour comprendre leurs réactions et les pousser à un travail intéroceptif indispensable.
Par ma part, j’ai trouvé que la TPV faisait sens vis à vis de ce que je ressentais, aussi bien au niveau émotionnel que somatique. Et les thérapeutes polyvagal informés ont été les seuls à pouvoir me venir en aide. Cela n’est évidement en rien une preuve, mais tant qu’à faire, autant partager mon retour d’expérience.
La TPV trouve également écho chez d’imminents scientifiques en trauma tel que Peter Levine, Bessel van der Kolk ou encore Boris Cyrulnik qui participe régulièrement à des congrès sur le sujet. Bien que je souhaitais le souligner, cet argument d’autorité ne constitue pas un argument (d’une manière générale, lorsque vous entendez quelqu’un utiliser un argument d’autorité, c’est que le discours est creux 😉 ).
Toujours est-il que la TPV, dont l’engouement se limite surtout aux pays anglo-saxons, est basée sur de solides fondements scientifiques tout en encourageant la communauté scientifique à confirmer (ou non) ou affiner ces déductions par une exploration plus approfondie de la littérature publiée et d’autres recherches. Objectivement, elle a été globalement peu critiquée dans la littérature scientifique.
Mais, car il y a toujours un mais… des interprétations erronées de la théorie (volontaires ou pas, vous le déciderez) ont été utilisées pour soutenir que la théorie n’était pas scientifiquement étayée. Pire que la TPV relevait de la pseudo-science !
Le résultat a été de semer la confusion autour de la théorie polyvagale, en particulier parmi ceux qui n’en connaissent pas les documents fondateurs.
La question est donc, comment en est-on arrivé là ?
Et bien vous allez vite comprendre qu’il s’agit avant tout d’une histoire de conflits d’intérêts entre scientifiques (quoique le conflit est à sens unique…).
Entre conflit d’intérêt et mauvaise fois
C’est dans ce contexte d’ouverture aux autres disciplines et dans la volonté de faire évoluer sa théorie que Stephen Porges à proposer pour la première fois la TPV en 1995. Mais c’était sans compter sur de mauvaises interprétations (ou fausses accusations) de la théorie de Porges.
En général, celles-ci proviennent de près ou de loin de deux sources : les publications d’Edwin W. Taylor et de ses collègues, dont un certain Paul Grossman. Dans les faits, Taylor déforme (volontairement ?) les propos de la TPV puis publie un article. De son côté, Grossman déforme lui aussi les hypothèses de la TPV, s’appuie sur les publications de son ami pour étayer ses propos, puis publie à son tour un article. La même chose se répète avec d’autres collègues à eux (leurs noms ne sont jamais bien loin dans la liste d’auteurs).
Dès 2007, Porges tente de rétablir la vérité en corrigeant ces interprétations erronées présentes dans la littérature scientifique, sans jamais entrer dans la polémique. C’est à partir de ce moment que Grossman délaisse les publications évaluées par ses pairs pour se tourner vers les réseaux sociaux et organiser ce que l’on pourrait nommer une campagne de désinformation (sur Research Gate plus exactement…ça tombe bien, en tant qu’ancien chercheur j’y suis et le niveau est juste affligeant !).
Il s’auto-proclame débunkeur et opposant à la théorie polyvagale. Un véritable sketch.
Concrètement, Grossman n’hésite pas à affirmer que “les experts s’accordent largement à dire que chaque hypothèse physiologique de la théorie polyvagale est fausse. Une grande partie des preuves existantes font consensus et indiquent fortement que les hypothèses polyvagales sous-jacentes sont falsifiées.” Rien que ça !
Qui sont donc ces experts ? La communauté même de Paul Grossman et de son proche ami Edwin W. Taylor.
Voici donc la face cachée du monde scientifique : des problèmes d’égo humain desservant la science. Pour en avoir fait les frais en mon temps, je peux vous assurer que ce genre de guéguerre est un véritable obstacle, surtout lorsqu’elle gangrène les journaux scientifiques eux-mêmes. Car oui, un chercheur ouvertement opposé à une théorie peut-être directeur de publication d’un journal et s’opposer par conviction à des approches qui ne vont pas dans le sens de ses propres travaux.
Vous conviendrez que cela ne relève pas de la science mais plutôt de manœuvres politiques avec en arrière plan, des histoires de reconnaissances et de subventions…
Le consensus avancé par Grossman et ces acolytes n’a donc aucune valeur dans la mesure où celui-ci est biaisé par le simple fait qu’il se concentre sur les données allant dans le sens de ses propos.
A l’inverse, on pourrait affirmer que la TPV fait l’objet d’un large consensus parmi les pairs impliqués dans la recherche relative à la TPV elle même. Cette affirmation n’aurait pas plus de valeur que celle de Paul Grossman.
Ce qui est certain en revanche, c’est que chaque critique formulée par Grossman, Taylor ou leurs collaborateurs montre une profonde méconnaissance de la théorie polyvagale. Est-ce volontaire ou pas ? Ce n’est pas à moi de le dire.
Via un argumentaire vide de sens, ils essayent tant bien que mal de créer l’apparence d’arguments scientifiquement valides, contredisant au passage assez souvent leurs propres travaux. Mais cela suffit à semer la confusion. A leur tour d’autres chercheurs reprennent les affirmations de nos deux comparses pour rédiger des documents de synthèse
Leurs affirmations font dorénavant partie intégrante de la littérature scientifique. Elles sont progressivement reprises et se multiplient. Comprenez bien que le monde de la recherche est loin d’être parfaitement intègre (j’en sais quelque chose). Beaucoup s’appuient sur des études qui vont dans leur sens pour étayer leurs propos. En principe, le système de peer-review est censé faire office de garde fou contre ce genre d’abus. Le principe étant qu’un article est proposé à un journal scientifique pour être évalué par d’autres experts du domaine (généralement par deux experts, voire un troisième en cas de désaccord entre les deux premiers) avant sa publication ou son refus (il est alors toujours possible d’aller toquer à la porte d’un journal concurrent).
Dans les faits, il arrive qu’un journal soit officieusement opposé à une approche et favorise les études de l’un plutôt que de l’autre. A l’époque où j’étais chercheur et reviewer pour le “Journal of the Acoustical Society of America“, j’ai toujours mis un point d’honneur à rester le plus objectif possible. Il m’est même arrivé de relire une étude critiquant ouvertement mes propres travaux, ce qui ne m’a pas empêché de la valider sans hésitation puisqu’elle offrait des perspectives très intéressantes. Malheureusement, j’ai pu constater que certains confrères confondent parfois éthique scientifique et la défense de leurs propres convictions.
Il n’est alors plus question de sciences, mais de conflits d’intérêt, parfois emprunt de règlements de compte par publications interposées. Heureusement cela n’est pas une norme, mais il arrive parfois que des affirmations mensongères se répandent comme une trainée de poudre. Les limites du système dirons-nous…
De manière connexe (puisqu’il était question de nerfs crâniens), de nombreux médecins et chercheurs contestent l’ostéopathie crânienne et le principe de mobilité crânienne. Objectivement, il existe autant de recherches montrant que les os de la tête peuvent bouger que l’inverse. Les opposants au principe de mobilité crânienne citent souvent les recherches de Norton et Hartman, des chercheurs biaisés qui s’opposent ouvertement à l’ostéopathie crânienne et dont les recherches visent uniquement à réfuter ce concept. Ce qui est en soi un conflit d’intérêts avant même de mener une étude.
Pour autant, les chercheurs de la NASA ont mené des études concluant que le crâne bouge de quelques micromètres afin de s’adapter aux changements de pression intracrânienne. Ce qui en mécanique (qui est ma spécialité* en tant que chercheur) est largement suffisant pour avoir un effet sur le reste d’un corps. Tout dépend du contexte.
Des recherches supplémentaires sont nécessaires sur le sujet, mais cela ne signifie pas pour autant que l’ostéopathie crânienne est une «pseudoscience».
Cet exemple est très analogue aux comportements de Grossman et Taylor vis à vis de la TPV. Est ce que cela la valide pour autant ? Bien sûr que non.
Pour ça, il faut analyser l’ensemble des 20 000 articles universitaires évalués par des pairs qui la concerne. Pas seulement quelques études tirées au sort.
* pour être tout à fait exact, mon ancien domaine d’expertise est “mécanique, énergétique, génie civil, acoustique, spécialisé en vibration des milieux continus solides, liquides et gazeux”.
Un cas très commun en science
Ce type de conflit est malheureusement très commun dans la recherche. En son temps, Einstein s’est opposé à la mécanique quantique tant elle allait à l’encontre de SA théorie de la relativité restreinte. Il a lutté toute sa vie pour en faire un combat personnel, entrainant dans son sillage bon nombre de détracteurs…
Comme Grossman et Taylor, il contestait ouvertement et sans fondement les hypothèses quantiques. Ce n’est qu’à sa mort que la théorie quantique a vraiment pu se développer et application que l’on utilise tous les jours comme…les LEDs que nous avons sur nos téléphones et nos télés par exemple.
Aujourd’hui, on admet que l’une s’applique à l’échelle macroscipique et l’autre à l’échelle microscopique. Les deux étant réunis dans la théorie des cordes.
Ce dualisme existe aussi pour comprendre la lumière opposant la vision ondulatoire et corpusculaire, c’est à dire la lumière est vue comme une onde ou des grains microscopiques. Chacune explique des choses différentes. Elle ne s’oppose pas.
Dans mon ancien domaine de recherche cette dualité existe entre théorie déterministe et statistique. Dans un cas, on prétend être capable de déterminer avec exactitude les mouvements et le stress des objets, dans l’autre qu’on ne peut au contraire rien prévoir d’exacte mais qu’en moyenne ça se passe comme ça.
Chaque théorie à SON domaine de validité. C’est normal. Aucune n’est parfaite.
Et cela ne m’étonnerait pas qu’un jour la TPV évolue et soit intégrée au sein d’une autre théorie plus poussée.
En résumé, un changement de paradigme implique toujours des détracteurs. Cela pose problème lorsque ceux-ci sème la confusion et font campagne de désinformation au lieu de faire leur boulot de chercheurs…
Fun fact : saviez-vous que les mathématiques modernes découlent d’un prémisse totalement indémontrable ? D’une certaine façon, nos sciences modernes découlent d’une pseudo-science, non ?
Je vous laisse méditer là dessus 😉
La TPV n’est pas la seule explication aux interactions entre le corps et l’esprit. En se focalisant sur le système nerveux autonome, certains lui reproche de délaisser le système nerveux central (ce qui n’est pas le cas dans les documents fondateurs mais potentiellement vrai dans une pratique plus clinique / de terrain), lui préférant par exemple le modèle d’intégration neuroviscérale de Thayer et Lane, sans doute plus pointu du point de vue des interactions entre système nerveux autonome et système nerveux central, dont le petit effet usine à gaz le rend bien moins applicable sur le terrain.
De manière plus pragmatique, Daniel Shaw, neuroscientifique et coach en comportement canin anglais spécialisé en trauma ne cache pas sa préférence pour ce dernier, tout en reconnaissant sans problème les résultats indiscutables de ses collègues adoptant une approche PolyVagale informée.
Maintenant que vous connaissez le contexte des “critiques”, à vous de juger. Mais souvenez-vous, il est toujours plus facile de lancer une rumeur que de s’en défaire.